Le principe dual de la rente AT-MP : une fausse bonne idée
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Il se peut que les informations contenues dans cet article et les liens ne soient plus à jour.
La réparation des sinistres professionnels est actuellement au cœur des débats depuis un revirement opéré par la Cour de cassation en janvier dernier et l’ANI du 15 mai 2023. C’est donc sans surprise que le projet de loi de financement de la Sécurité sociale (PLFSS) 2024 a saisi cet appel du pied afin de concrétiser le caractère dual de la réparation de l’incapacité résultant d’un sinistre professionnel. Si certains y voient une consécration de la position de la Cour de cassation, d’autres y voient au contraire un rétropédalage.
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Qu’est-ce que la rente AT/MP ?
Suite à la reconnaissance d’un sinistre professionnel, le salarié qui garde des séquelles l’empêchant d’effectuer un travail ou certaines tâches se voit reconnaître un taux d’incapacité permanente partielle (taux d’IPP). Il est fixé par la CPAM à la date de consolidation de l’état de santé de la victime. Si l'incapacité est inférieure à 10 %, l’assuré a le droit à une prestation sous forme de capital dont le montant est versé en une seule fois, et fixé en fonction d’un barème forfaitaire.
Si l'incapacité est supérieure à 10 %, la prestation correspond à une rente dont le mode de calcul est complexe : elle est calculée en fonction du taux retenu par la CPAM et du montant du salaire perçu par l’assuré avant son accident du travail ou sa maladie professionnelle.
Que répare exactement la rente AT/MP ?
Jusqu’à janvier 2023, la rente versée à la victime comprenait à la fois la perte de gains professionnels et l’incidence professionnelle de l’incapacité mais également le déficit fonctionnel permanent (= préjudices liés à la période post-consolidation regroupant les séquelles permanentes, les souffrances morales et physiques, les troubles dans les conditions de l’existence : personnelles, familiales et sociales, préjudice d’agrément non spécifique).
Toutefois, il était totalement impossible de scinder la rente et de différencier la portion professionnelle de celle correspondant au déficit fonctionnel permanent (DFP).
C’est en cas de faute inexcusable de l’employeur que cette notion duale pouvait poser problème. En effet, afin d’éviter une double indemnisation, la victime qui souhaitait obtenir une réparation complémentaire du préjudice causé par des souffrances physiques et morales, devait rapporter la preuve que celui-ci n’était pas déjà indemnisé au titre du DFP, ce qui était matériellement impossible. De fait, la réparation au titre de ces souffrances ne pouvait se faire que sur la période ante-consolidation puisque la rente attribuée était censée les prendre en compte pour la période post-consolidation.
La Cour de cassation a complètement changé la donne dans ses arrêts du 20 janvier 2023 en considérant que « La rente ne répare pas le déficit fonctionnel permanent ». Autrement dit, en cas de faute inexcusable de l’employeur, outre la majoration de la rente et la réparation des préjudices prévus à l’article L. 452-3 du Code de la Sécurité sociale, le salarié peut obtenir la réparation intégrale du DFP ! Ce qui représente un surcoût colossal pour l’employeur en cas de manquement à son obligation de sécurité caractérisant une faute inexcusable (voir notre article « Souffrances physiques et morales : une indemnisation complémentaire est possible »).
La proposition de l’article 39 du LFPSS
Prenant acte de la nouvelle position jurisprudentielle de la Cour de cassation et de l’ANI du 15 mai 2023 sollicitant expressément une consécration de la nature duale de la rente, le Gouvernement a proposé la rédaction suivante :
« Lorsque l’incapacité permanente est égale ou supérieure à un taux minimum, la victime a droit à une rente forfaitaire composée de deux parts :
1° Une part, dite professionnelle, correspondant à la perte de gains professionnels et à l’incidence professionnelle de l’incapacité. Elle est égale au salaire annuel modulé, multiplié par le taux d’incapacité. Le salaire annuel modulé est égal à une fraction du salaire annuel de la victime ou du salaire annuel minimum mentionné à l’article L. 434-16, dégressive en fonction du niveau de ce salaire. Le taux d’incapacité peut être réduit ou augmenté en fonction de la gravité des lésions et de l’atteinte portée aux perspectives de la victime sur le marché du travail ; «
2° Une part, dite fonctionnelle, correspondant au déficit fonctionnel permanent de la victime. Elle est égale à une fraction du taux d’incapacité multipliée par une valeur de point d’incapacité fixée par un barème qui tient compte de l’âge de la victime […] »
L’objectif étant de mettre en place une réparation forfaitaire rapide et automatique pour toutes les victimes d’AT/MP indépendamment de la notion de faute. En effet, la position de la Haute Juridiction créait une trop grosse différence avec les salariés dont le sinistre ne résultait pas d’une faute inexcusable puisque leur DFP n’était pas du tout indemnisé. Dans l’exposé des motifs du PLFSS, le Gouvernement ajoute que cette dualité de la rente permettra à l’employeur de ne pas supporter seul la charge financière du préjudice fonctionnel.
Bad buzz
De multiples associations de victimes, auxquelles s’associe le Syndicat des Avocats de France (SAF), ont crié au scandale : cet article ne prend pas du tout en compte la jurisprudence de la Cour de cassation, au contraire, il la bafoue dans le seul but de protéger l’employeur !
Certes, on peut constater une certaine avancée sociale dans la mesure où les victimes d’AT/MP seront désormais mieux indemnisées mais il demeure inacceptable, pour les associations de victimes, de plafonner la réparation en cas de faute inexcusable. Le mode de calcul proposé par le Gouvernement doit être revu car il vide de sa substance les principes mêmes de la faute inexcusable que sont : réparer le préjudice et sanctionner l’employeur assez fortement pour qu’il mène des réelles actions de prévention. Laisser cet article 39 en l’état conduirait à une mutualisation des coûts du DFP et des fautes inexcusables et irait à l’encontre d’une prévention optimale.
D’autre part, pourquoi limiter la réparation ? Quid du barème fixé ? Dans son rapport annuel de 2022, la Cour de cassation propose elle aussi une nouvelle rédaction de l’article L. 452-3 du Code de la Sécurité sociale mais qui consacre cette fois une réparation intégrale des victimes, sans limite (voir notre article « Rapport de la Cour de cassation 2022 : deux suggestions de réforme qui concernent la santé et sécurité au travail ». Le Gouvernement ne trompe donc personne en prétendant entériner la jurisprudence de la Cour de cassation dans sa proposition alors qu’il ne ferait que l’enterrer.
Certains professionnels du dommage corporel font en effet remarquer que les victimes d’AT/MP sont moins bien indemnisées que toutes les autres victimes ! Et ce, sous couvert du compromis historique de 1898 prônant une réparation automatique et rapide en contrepartie d’un montant forfaitaire. « Ce compromis tourne à la compromission » peut-on lire sur les réseaux sociaux professionnels.
La cerise sur le gâteau : l’article 39 du PLFSS propose de formaliser dans l'article L. 452-3 du Code de la Sécurité sociale le fait que les souffrances physiques et morales dont on peut demander la réparation dans le cadre de la faute inexcusable de l'employeur ne constituent que les souffrances ante-consolidation. Même si, cela s’explique par la logique du Gouvernement selon laquelle les souffrances post-consolidation auront déjà été prises en charge via la rente et la majoration de la rente, les opposants y voient une nouvelle attaque intolérable.
Pour l’heure, 48 amendements ont été proposés et sont actuellement en discussion. On y retrouve principalement des demandes de suppression totale de l’article 39, d’instauration d’une obligation d’assurance faute inexcusable pour tous les employeurs ou encore de prôner le rôle central de la Commission des AT/MP dans la fixation du montant de la part fonctionnelle. Ce projet n’a donc pas fini de faire débat. Une chose est sûre, les employeurs très inquiets des conséquences financières découlant de la position de la Cour de cassation ont quant à eux plutôt bien accueilli cette proposition même s’il existe un risque de hausse générale des cotisations AT via l’augmentation systématique des taux d’IPP résultant d’une prise en compte effective et traçable du DFP.
Dernière minute : Le Gouvernement a annoncé sa volonté de retirer cet article, les conditions d'une transposition intégrale et fidèle de l'ANI n'étant pas respectées ; les partenaires sociaux ayant précisé n'avoir pas voulu traiter spécifiquement de la faute inexcusable dans l'ANI.
Projet de loi de financement de la Sécurité sociale pour 2024 en cours de discussion au Parlement, art.39
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