Affaire France Télécom : la notion de harcèlement moral institutionnel définitivement consacrée
Temps de lecture : 6 min
Par un arrêt majeur rendu le 21 janvier 2025, la Cour de cassation vient de clore le volet judiciaire de l'affaire France Télécom. Avec, à la clé, la reconnaissance définitive de la notion de harcèlement moral institutionnel. Dorénavant, un employeur peut être condamné pour avoir consciemment déployé une politique d'entreprise conduisant à dégrader les conditions de travail de ses salariés.
Harcèlement moral : rappel de la notion
Prohibé tant au sein du Code pénal que du Code du travail, le harcèlement moral au travail est caractérisé dès lors qu’un salarié subit des agissements répétés ayant pour objet, ou pour effet, une dégradation de ses conditions de travail susceptible de :
porter atteinte à ses droits et à sa dignité ;
d'altérer sa santé physique ou mentale ;
ou de compromettre son avenir professionnel.
Notez le
En vertu de l’article 222-33-2 du Code pénal, une personne reconnue coupable de faits de harcèlement moral au travail encourt une peine d’emprisonnement de 2 ans ainsi qu’une peine d’amende de 30 000 €.
Les agissements de nature à caractériser une situation de harcèlement moral en milieu professionnel sont nombreux et parfois complexes à identifier.
En témoigne l’arrêt rendu par la Cour de cassation, mardi 21 janvier 2025, dans le cadre de l’affaire France Télécom. Mais avant d’aborder la teneur de cette décision qui fera date, un bref retour sur les faits s’impose.
Affaire France Télécom : rappel des faits
En 2006, la société France Télécom, fraîchement privatisée, avait déployé un nouveau plan de restructuration, dénommé NExT (« Nouvelle Expérience des Télécoms »), en vue de « rassurer les milieux financiers » et d’assurer une croissance rentable à l’entreprise.
Son versant social, décliné dans le programme ACT (« Anticipation et Compétences pour la Transformation »), instituait alors des objectifs chiffrés : précipiter le départ volontaire de 22 000 salariés et la mobilité, en interne, de 10 000 autres salariés.
Les bases d’un climat professionnel anxiogène étant posées, s’était ensuite déployée une politique d’entreprise visant à déstabiliser les salariés par tous moyens. Ce qui, des années durant, s’était notamment traduit :
par le recours à des réorganisations multiples et désordonnées, des incitations répétées au départ, un contrôle excessif et intrusif, l'attribution de missions dévalorisantes, l'absence d'accompagnement et de soutien adaptés des ressources humaines, etc. ;
la prise en compte des départs dans la rémunération des membres de l'encadrement ;
le conditionnement de la hiérarchie intermédiaire à la réduction des effectifs lors des formations dispensées.
Méticuleusement orchestrée, cette dégradation agressive des conditions de travail avait provoqué, sur le plan humain, de très lourdes conséquences. Au moins 19 salariés se donneront la mort, 12 tenteront de se suicider et 8 feront l’objet d’un épisode dépressif ou d’un arrêt de travail.
En 2009, le syndicat SUD PTT avait décidé de porter plainte pour harcèlement moral au travail. Plusieurs parties étaient visées : la société France Télécom mais également plusieurs de ses dirigeants, dont le PDG, son numéro 2 et le DRH de l’époque.
Une interrogation juridique inédite s’était alors posée : le harcèlement moral peut-il être caractérisé dans une pareille situation ? C’est-à-dire résulter de la mise en œuvre d’une politique d’entreprise qui, de fait, n’est dirigée à l’encontre d’aucun salarié déterminé ?
Dix ans plus tard, le tribunal correctionnel de Paris avait répondu à cette question par l’affirmative en introduisant une notion inconnue jusqu’alors : le harcèlement moral institutionnel.
Les débats avaient alors glissé vers cette nouvelle forme de harcèlement et ce questionnement : le harcèlement moral institutionnel entre-t-il dans les prévisions de l’article 222-33-2 Code pénal ?
A hauteur d’appel, les juges avaient repris cette notion à leur compte et confirmé la condamnation des prévenus. Un pourvoi ayant été formé, la position de la Cour de cassation était grandement attendue.
Harcèlement moral institutionnel : une forme particulière de harcèlement sanctionnable pénalement
A travers cette décision du 21 janvier 2025, la Cour de cassation est venue confirmer l’analyse adoptée par les juges du fond : la dimension institutionnelle du harcèlement moral entre dans les prévisions de l’article 222-33-2 du Code pénal.
En d’autres termes, un employeur peut être reconnu coupable de harcèlement moral lorsqu’il déploie, en connaissance de cause, une politique d’entreprise aboutissant à dégrader les conditions de travail d’un ou de plusieurs de ses salariés. Pourvu, toutefois, que cette dégradation soit susceptible :
- de porter atteinte aux droits et à la dignité des salariés ;
- d'altérer leur santé physique ou mentale ;
- ou de compromettre leur avenir professionnel.
Bon à savoir
La Haute juridiction ancre son raisonnement sur la volonté du législateur qui, au moment de l’adoption de l’article 222-33-2 du Code pénal, souhaitait donner au harcèlement moral la portée la plus large possible. Et pour preuve, la loi permet de caractériser cette infraction même si les agissements harcelants :
- s'exercent à l'égard d'une ou de plusieurs victimes non désignées ;
- n’interviennent pas dans le cadre d’une relation interpersonnelle.
Présentement, la Cour de cassation confirme que les anciens dirigeants de France Télécom s’était effectivement rendu coupable de harcèlement moral institutionnel dans la mesure où ils avaient :
- décidé, ensemble, de mener une politique de déflation des effectifs à marche forcée fondée sur les agissements harcelants précités ;
- mis en œuvre, coordonné et accéléré cette politique ;
- poursuivi cette politique pendant plusieurs années en ayant connaissance des dégâts humains engendrés (4 suicides de salariés pour le seul mois de mai 2008).
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Harcèlement moral : rappel de la notion
Prohibé tant au sein du Code pénal que du Code du travail, le harcèlement moral au travail est caractérisé dès lors qu’un salarié subit des agissements répétés ayant pour objet, ou pour effet, une dégradation de ses conditions de travail susceptible de :
porter atteinte à ses droits et à sa dignité ;
d'altérer sa santé physique ou mentale ;
ou de compromettre son avenir professionnel.
Notez le
En vertu de l’article 222-33-2 du Code pénal, une personne reconnue coupable de faits de harcèlement moral au travail encourt une peine d’emprisonnement de 2 ans ainsi qu’une peine d’amende de 30 000 €.
Les agissements de nature à caractériser une situation de harcèlement moral en milieu professionnel sont nombreux et parfois complexes à identifier.
En témoigne l’arrêt rendu par la Cour de cassation, mardi 21 janvier 2025, dans le cadre de l’affaire France Télécom. Mais avant d’aborder la teneur de cette décision qui fera date, un bref retour sur les faits s’impose.
Affaire France Télécom : rappel des faits
En 2006, la société France Télécom, fraîchement privatisée, avait déployé un nouveau plan de restructuration, dénommé NExT (« Nouvelle Expérience des Télécoms »), en vue de « rassurer les milieux financiers » et d’assurer une croissance rentable à l’entreprise.
Son versant social, décliné dans le programme ACT (« Anticipation et Compétences pour la Transformation »), instituait alors des objectifs chiffrés : précipiter le départ volontaire de 22 000 salariés et la mobilité, en interne, de 10 000 autres salariés.
Les bases d’un climat professionnel anxiogène étant posées, s’était ensuite déployée une politique d’entreprise visant à déstabiliser les salariés par tous moyens. Ce qui, des années durant, s’était notamment traduit :
par le recours à des réorganisations multiples et désordonnées, des incitations répétées au départ, un contrôle excessif et intrusif, l'attribution de missions dévalorisantes, l'absence d'accompagnement et de soutien adaptés des ressources humaines, etc. ;
la prise en compte des départs dans la rémunération des membres de l'encadrement ;
le conditionnement de la hiérarchie intermédiaire à la réduction des effectifs lors des formations dispensées.
Méticuleusement orchestrée, cette dégradation agressive des conditions de travail avait provoqué, sur le plan humain, de très lourdes conséquences. Au moins 19 salariés se donneront la mort, 12 tenteront de se suicider et 8 feront l’objet d’un épisode dépressif ou d’un arrêt de travail.
En 2009, le syndicat SUD PTT avait décidé de porter plainte pour harcèlement moral au travail. Plusieurs parties étaient visées : la société France Télécom mais également plusieurs de ses dirigeants, dont le PDG, son numéro 2 et le DRH de l’époque.
Une interrogation juridique inédite s’était alors posée : le harcèlement moral peut-il être caractérisé dans une pareille situation ? C’est-à-dire résulter de la mise en œuvre d’une politique d’entreprise qui, de fait, n’est dirigée à l’encontre d’aucun salarié déterminé ?
Dix ans plus tard, le tribunal correctionnel de Paris avait répondu à cette question par l’affirmative en introduisant une notion inconnue jusqu’alors : le harcèlement moral institutionnel.
Les débats avaient alors glissé vers cette nouvelle forme de harcèlement et ce questionnement : le harcèlement moral institutionnel entre-t-il dans les prévisions de l’article 222-33-2 Code pénal ?
A hauteur d’appel, les juges avaient repris cette notion à leur compte et confirmé la condamnation des prévenus. Un pourvoi ayant été formé, la position de la Cour de cassation était grandement attendue.
Harcèlement moral institutionnel : une forme particulière de harcèlement sanctionnable pénalement
A travers cette décision du 21 janvier 2025, la Cour de cassation est venue confirmer l’analyse adoptée par les juges du fond : la dimension institutionnelle du harcèlement moral entre dans les prévisions de l’article 222-33-2 du Code pénal.
En d’autres termes, un employeur peut être reconnu coupable de harcèlement moral lorsqu’il déploie, en connaissance de cause, une politique d’entreprise aboutissant à dégrader les conditions de travail d’un ou de plusieurs de ses salariés. Pourvu, toutefois, que cette dégradation soit susceptible :
- de porter atteinte aux droits et à la dignité des salariés ;
- d'altérer leur santé physique ou mentale ;
- ou de compromettre leur avenir professionnel.
Bon à savoir
La Haute juridiction ancre son raisonnement sur la volonté du législateur qui, au moment de l’adoption de l’article 222-33-2 du Code pénal, souhaitait donner au harcèlement moral la portée la plus large possible. Et pour preuve, la loi permet de caractériser cette infraction même si les agissements harcelants :
- s'exercent à l'égard d'une ou de plusieurs victimes non désignées ;
- n’interviennent pas dans le cadre d’une relation interpersonnelle.
Présentement, la Cour de cassation confirme que les anciens dirigeants de France Télécom s’était effectivement rendu coupable de harcèlement moral institutionnel dans la mesure où ils avaient :
- décidé, ensemble, de mener une politique de déflation des effectifs à marche forcée fondée sur les agissements harcelants précités ;
- mis en œuvre, coordonné et accéléré cette politique ;
- poursuivi cette politique pendant plusieurs années en ayant connaissance des dégâts humains engendrés (4 suicides de salariés pour le seul mois de mai 2008).
Harcèlement moral institutionnel : une interprétation de la loi qui n’était pas imprévisible
Dans la suite de sa décision, la Cour de cassation va écarter l’argument des prévenus qui estimaient que l’interprétation retenue par les juges du fond contrevenait au principe de prévisibilité juridique.
Tout d’abord en indiquant qu’elle n'avait jamais exigé, pour caractériser l’infraction de harcèlement moral :
- que soit constaté un rapport de travail direct et individualisé entre la personne poursuivie et sa ou ses victimes;
- que les agissements imputés soient identifiés salarié par salarié.
En rappelant, ensuite, que le harcèlement moral institutionnel, au vu de l’article 222-33-2 du Code pénal et des travaux préparatoires qui l’ont précédé, constitue une modalité de harcèlement moral parmi d’autres.
Et en soulignant, enfin, que cette incrimination paraissait encore moins imprévisible pour des professionnels qui avaient la possibilité de « s’entourer des conseils éclairés de juristes ».
Harcèlement moral institutionnel : les entreprises sont dorénavant averties
Le volet judiciaire de l’affaire France Télécom s’est donc conclu, mardi 21 janvier 2025, par la condamnation définitive des anciens dirigeants de France Télécom.
Cette décision résonne tout particulièrement à l’heure où Orange, anciennement France Télécom, fait face à une vague de suicides dans un contexte de restructuration. Désormais, les entreprises projetant, par tous les moyens possibles, une réduction de leurs effectifs ou l’atteinte d’un objectif managérial, économique ou financier précis, connaissent le risque associée à de tels agissements.
Pour accompagner les entreprises à définir, repérer et combattre le harcèlement moral au travail, les Editions Tissot proposent leur documentation « RPS et QVCT : le pas à pas d’une démarche à succès ».
Cour de cassation, chambre criminelle, 21 janvier 2025, n° 22-87.145 (peuvent caractériser une situation de harcèlement moral institutionnel, les agissements visant à arrêter et mettre en œuvre, en connaissance de cause, une politique d'entreprise qui a pour objet de dégrader les conditions de travail de tout ou partie des salariés)
Juriste en droit social et rédacteur au sein des Editions Tissot
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