Premier rendez-vous avec l’évitement

Publié le 08/02/2023 à 09:06 dans Risques psychosociaux.

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Nous voilà sur le point de rencontrer en tête-à-tête un phénomène immensément célèbre, un des plus fidèles, sinon le plus fidèle, compagnon du management. Premier réflexe : sortir la nappe du dimanche, les bougies et la grande vaisselle et mettre ses plus beaux atours pour recevoir en grande pompe. Vous ne voyez pas de qui je veux parler ? Normal. Sa tenue est toujours parfaitement coordonnée et passe-partout, au point de savoir se fondre dans le décor, ce qui lui permet de s’attabler n’importe où.

Moi, j’étais encore jeune et naïve, ça va de pair sans doute pour plusieurs d’entre nous. Je n’avais aucune idée de ce qui m’attendait alors que je me présentais pour un nouvel emploi en tant qu’analyste stratégique, responsable des audits dans une grande entreprise.

Je tremble, je suis attendue, accueillie et malgré la froideur de ces longs corridors vitrés, des mains chaudes me souhaitent la bienvenue. Réconfortant. Beau bureau bleu et vert (ma couleur préférée), grande chaise, table, et un mur de classeurs noirs qui fait le tour de la fenêtre jusqu’à la porte, du plafond au sol. « Nous vous donnons le temps de vous installer et consulter les documents mis à votre disposition ». Une chance ! Je connais les techniques de lecture rapide. Il y a les premières semaines, puis les premiers mois… Il y a l’enthousiasme, le dynamisme qui me définit et puis BANG. Un jour, j’y suis. J’ai mon premier rendez-vous avec l’évitement.

Les questions sans réponses

Je n’étais pas préparée, j’avais encore moins mis la table pour que l’évitement s’invite. Lors des discussions, des réunions, de nombreux problèmes reviennent en boucle sans qu’il y ait de résolution définitive ou, à minima, partielle. Et que diable, ma mission étant d’augmenter l’efficience, je vois mon agenda vieillissant qui donne l’impression de vouloir régurgiter les sujets redondants. Stratégiquement, c’est mal parti. Le grand patron me dit de consulter les directeurs et de leur exposer la situation, lors d’une réunion de direction. Je questionne, je questionne, je questionne… Je questionne encore pour finalement comprendre que même le sujet de l’évitement est, lui aussi, évité.

Avez-vous déjà demandé à un de vos supérieurs ou à un dirigeant s’il avait déjà entendu parler de l’évitement ? Il risque peut-être de vous rire au nez – rares sont ceux qui connaissent la profondeur de leurs placards et qui vont les visiter. L’évitement sait même faire sa place à travers les autres fantômes, mais c’est lui qui occupe le plus d’espace, au détriment de ses congénères déguisés.

L’absence de décisions

Mais qu’est-ce que l’évitement au fond ? C’est la peur ou le refus de prendre des décisions pour de nombreuses raisons : la peur de perdre sa crédibilité, l’inquiétude face aux conséquences, la crainte de créer des vagues ou des contestations. La hantise d’être rejeté, de perdre son emploi. Ou encore l’appréhension vis-à-vis des risques et le souci de ne pas mettre en péril ses ambitions de carrière.

Alors quand on a peur, on fait quoi ?

Tout d’abord on esquive et on répond à ceux qui attendent : « ça ne dépend pas de moi » « je n’ai pas tous les éléments en main pour prendre position » « je dois attendre l’aval de mon N+1 » « il y a des circonstances atténuantes qui repoussent la décision ».

Ensuite on cherche un bouc-émissaire qui pourra répondre à sa place. En fait, la question posée reste sans réponse ou remise sous la pile ou encore transférée par courriel à un autre collaborateur ou supérieur qui ne s’apercevra que bien plus tard que ce n’est pas à lui de répondre.

L’engrenage de l’évitement

Mais l’évitement, c’est aussi éviter de se confronter à la réalité telle qu’elle est. Ibrahima Fall, PhD en sciences du management, explique parfaitement ce phénomène dans l’un de ses articles. Le refus de faire face aux situations telles qu’elles sont, aussi mauvaises soient-elles, ne font qu’engendrer de nouveaux problèmes. Bien évidemment, en contournant une réalité, nous nous mentons à nous-mêmes et nous le faisons avec une telle aisance que nous oublions totalement que les autres nous voient mentir et esquiver les problèmes à la source.

Selon l’étude d’Oracle Netsuite publiée en 2021, 82 % du management dit souffrir d’anxiété face à la prise de décision et seulement 15 % du management fait confiance à son N+1 pour discuter d’une décision à prendre.

L’évitement est la dysfonction organisationnelle la plus importante d’entre toutes ! L’évitement est sur la première marche du podium en matière de perte d’efficience organisationnelle et d’usure des personnels. Il se montre gagnant du titre de premier générateur de problèmes préalablement inexistants et en tête de liste comme premier créateur de risques psychosociaux.

Le problème avec ce type d’invité, c’est que lorsqu’il entre dans votre milieu professionnel, il s’incruste dans les processus décisionnels et les mauvaises pratiques et il ne décolle plus. Une nappe trouée et une vaisselle ringarde ne l’intéressent pas. Il cherche les étages où se logent les décideurs qui ont envie de garnir leur CV avec de brillants éloges, loin de ces contraintes de gestion de mauvaises nouvelles. Pour ne pas se laisser intimider ou prendre au piège de l’évitement, la solution consiste à placer son intégrité professionnelle et personnelle au-dessus des intérêts individuels d’un management qui gère avec la complicité de l’évitement, bien loin de la bonne foi et du désir d’évoluer vers un mieux-faire.

Prisca Lepine auteur

Prisca Lépine

Québécoise au parcours atypique, d’abord psychologue clinicienne dans une large institution de santé, j’ai été rapidement saisie par l’impact du climat de travail sur les comportements, et, au même …